Les Chroniques des Ravens, partie II

Avec les quelques forces maladroites qu’il lui restait, elle empoigna tant bien que mal l’objet de sa douleur d’une main et brisa les ailerons de plume qui dépassaient de son dos. La manœuvre fit remuer le projectile dans la chair. Serrant les dents et gémissant, elle haletait sous le coup des brulures que cela lui infligeait. Ses mains lui rappelèrent sa triste condition physique lorsque leurs croutes se craquelèrent de nouveau, saignant de plus belle.

_Putain d’archers ! C’est moi qui leur ai appris à viser !

L’approche de l’objectif étant la même pour le tir à l’arc et le lancement de sorts instantanés, elle avait eu l’occasion, durant son séjour à leurs côtés, d’aider la garde à s’améliorer de ce point de vue là. Plus par pitié pour leur médiocrité que par réel loisir du reste. L’enseignement avait porté ses fruits.

_Ah les vauriens !

Tandis qu’elle maugréait pour détourner son attention de la douleur, elle tira d’un coup sec sur le morceau encore fiché dans l’épaule.

_Saloperies !

Son cri ne trouva d’écho que dans les remous de la rivière qui ballottaient le reste de son corps encore immergé. Relevée sur son coude encore valide, elle se traîna plus franchement, s’agrippant à des touffes d’herbe pour regagner la terre ferme et plate. Dans l’escalade du petit monticule, elle avala de la terre plusieurs fois et glissa en arrière aussi souvent. Ses vêtements gorgés d’eau transformaient le sol en marasme glissant.

Lorsqu’elle parvint enfin à s’extirper totalement des abords de l’Ellusion, une main saisit son bras et la traina sur le sol. Elle s’évanouit. A bout de forces et de nerfs, plus rien d’autre ne lui importait que de sombrer, de se laisser emporter par un sommeil réparateur. Dans son état, elle ne pouvait plus arrêter l’hémorragie et il lui semblait qu’elle s’était sauvée d’une mort certaine pour en embrasser une autre. Mais son corps ne lui appartenait plus.

A son réveil, elle était nauséeuse et assimilait difficilement les derniers évènements. Stagnant de longues minutes, elle fut ramenée à la réalité par un coup de poing percutant sa joue de plein fouet. Sa tête alla heurter la lourde caisse à laquelle elle était attachée. Ce n’est qu’en avalant le sang qui remplissait sa bouche qu’elle remarqua les chaînes. Lourdes, oppressantes, froides. Ils ne faisaient pas dans la finesse.

Face à elle, se tenaient six hommes autour d’un feu de camp en plus de celui qui venait de la brutaliser. Des bandits à première vue, peut-être des mercenaires. Tous bien armés et un sourire malsain pendant aux lèvres.

_Bien dormi, princesse ?
_Le service laisse à désirer et la chambre manque de confort, mais oui, jusqu’à ce que je voie vos sales têtes.

Deuxième coup de poing. Plus emprunt de colère cette fois-ci. Le troisième fut arrêté par le plus vieux d’entre eux.

_Ca suffit. Elle est déjà mal en point. On n’en tirera rien, morte.
_De toute façon on ne sera payés que si elle vaut quelque chose au combat.
_Et bien si vous me laissez un peu récupérer, je ne serais pas contre vous botter le cul bien haut en gage de ma qualité, ironisa t-elle de son sourire insolent.

Celui-ci déformait son visage et ses dents rougies de sang lui donnaient l’allure d’une bête sauvage. Rien ne laissait paraître de son ancienne beauté et seule la vantardise ravivait encore son souvenir de force. Le troisième coup de poing continua sa route. Sans se départir de son masque de sang froid, elle reprit l’échange :

_Où sommes-nous au juste ? Loin d’Eleusis ?
_Si tu nous disais plutôt ton p’tit nom, princesse ? demanda l’un d’eux de l’autre côté du feu.
_Tu es sûr mon mignon ? Tu pourrais p’têtre bien le regretter…

La brute la prit par les cheveux et l’obligea à se tordre pour ne pas souffrir. Contorsions vaines, sa plaie lui déchirait l’esprit. Il lui semblait la sentir éclater et saigner son esprit de tout raison.

_T’y vas un peu fort, remarqua un autre.
_Va faire ta ronde et occupe toi de ton fion. Si les Kérès débarquent on sera bons. Alors dégage et prends ton tour ! ordonna le bourreau.
_Daemon… lâcha la prisonnière en suffoquant. Kira Daemon…

L’homme qui partait monter la garde jeta un regard inquiet à ses compagnons et s’en alla plus rapidement à son poste en prenant soin de resserrer son écharpe. Les autres demeurèrent interdits un long moment à tenter de discerner le vrai de la ruse. Si elle disait vrai, ils gagneraient cher à la revendre à l’armée, mais les rumeurs à son sujet n’avaient rien de rassurant. Ce fut le plus jeune de la troupe qui au final éclata de rire.

_Faites pas ces têtes, vous savez tous qu’elle a quitté le pays si elle n’est pas déjà morte ! Vous n’allez quand même pas avoir peur de ce rat à moitié mort ?!
_Je l’ai ramassée à la frontière, reprit le patriarche dubitatif.
_Le gamin à raison Vil ! On va pas avoir peur d’une légende ! Cette salope mentirait comme un nécromant pour s’en sortir !
_Ah bah merde alors… ! se contenta t-elle de ponctuer.

Si ce n’est l’insulte à sa caste qui avait jadis pour principale loi l’honneur et pour seul idéal la vérité, elle n’en revenait pas de ne pas être prise au sérieux. Mais elle ne pouvait nier que son apparence laissait à désirer. Par Grenth, elle n’était jamais tombée si bas.