Les Chroniques des Ravens, partie III

Incapables de trancher sur son honnêteté, ils s’accordèrent tous sur le fait qu’il fallait se débarrasser d’elle au plus vite. Un premier suggéra de la noyer, un autre de lui couper la tête et à chaque proposition suivante la nécromante grimaça davantage. Leur chef, Vil, mit fin au débat en déclarant qu’ils la vendraient à l’armée. Sur ce, il ordonna qu’on selle les chevaux. La captive fut attachée à sa monture et à son gardien par une panoplie impressionnante de cordes. Trop faible de sa précédente aventure, elle n’essaya pas de se débattre, simplement de se laisser le temps de cicatriser un peu. Ils ne l’avaient pas soignée ni nourrie et la chevauchée promettait de durer toute la nuit. Tiendrait-elle ? Le soleil tombait seulement de son orbite lorsque le groupe se mit en route. Elle s’assoupit malgré le cahot permanent.

Ce n’est que le hurlement strident d’une Kérès qui l’extirpa du rêve qu’elle faisait sur la meilleure façon de cuisiner un poulet. Sa tête s’éleva au dessus de l’épaule du cavalier pour voir de quoi il retournait : un spécimen, apparemment femelle, gisait au bord de la route, une lance en travers de la cuisse et visiblement très déshydratée -donc faible.

La première chose qui frappa la nécromante fut l’extrême ressemblance entre la créature et les humains. Du fait qu’elle était nue, elle put remarquer qu’elle n’était en rien différente de n’importe quelle femme et même ses yeux étaient normaux. Ne différenciait-on normalement pas cette race par ses yeux entièrement noirs ? Elle était plutôt jolie. Les cheveux longs et d’un noir de jais, elle avait de magnifiques yeux couleur d’acier qui tremblaient sous les rayons de lune. Ces deux clairs hypnotisaient Kira. A quoi pensait la Kérès ? On les disait vicieux et monstrueux. Etait-ce le même genre de légendes que les siècles avaient forgées pour excuser le génocide nécromant ? Elle se sentit prise d’une empathie profonde pour cette race agonisante dans laquelle elle se reconnaissait.

Alors qu’elle l’étudiait, elle aperçut Vil descendre de cheval, un couteau de boucher à la main. Il avait manifestement l’intention de l’achever lentement. Au final, la barbarie humaine était-elle meilleure et plus juste que celle de ces êtres parce qu’elle avait un semblant de légitimité ?

_Douce…et lente a…agonie des ombres…du désespoir…
_Qu’est-ce que tu marmonnes, sorcière ? grinça le cadet.

La kérès n’avait plus d’yeux que pour la captive et dans ce court intervalle, elles échangèrent dans un regard plus de mots que ne l’aurait permis la barrière des langages.

_Je m’appelle Kira Daemon, murmura-t-elle sans savoir si elle pourrait l’entendre ou même la comprendre.
_Ca ne sert à rien de lui parler, ces bêtes là n’ont pas d’intelligence. Ni d’humanité. Elles méritent toutes de crever ! On dit qu’elles emportent leurs prisonniers pour les dévorer ! coupa son cavalier.

Vil leva son effroyable couteau. Lorsqu’il l’abaissa, la nécromante fit le seul don qu’elle pouvait faire à l’agonisante : une mort instantanée. Elle avait rassemblé le peu de forces qui lui étaient revenues et s’était concentrée sur le sang de la créature, dans la région du cœur et du cerveau en espérant que cela fonctionne. Elle avait agit suffisamment rapidement pour les faire imploser avant que la lame n’entame son œuvre. La manipulation de l’hémoglobine était la spécialité de sa famille mais elle était normalement impossible sur un spécimen non consentant. Yeux-de-lune –à défaut de tout autre nom- l’avait-elle donc espéré ? Comment avait-elle pu savoir ? Ou était-ce à la mort en général qu’elle s’était résolue ? Toujours est-il que le chef, désappointé, continua de jouer avec le morceau de viande qui gisait devant lui, comme un gamin boudeur. Il fallut attendre qu’il l’ait découpée en petit morceaux pour se remettre en route. Un autre que la guerre avait rendu à moitié fou.

Kira n’avait plus pu dormir après cela. L’ombre d’Eleusis grandissant dans son esprit à mesure qu’ils s’en approchaient, elle redoutait que la situation ne puisse empirer. Elle avait finit cependant par comprendre qu’ils la maintenaient affamée et assoiffée afin de la livrer impuissante à ses prochains geôliers. De plus son intervention précédente n’avaient fait que rendre plus méfiant encore l’équipage. Sans preuves, il était difficile de savoir si la chose s’était suicidée ou si la femme était vraiment nécromante. Le plus inquiet sans doute restait l’homme auquel elle était ligotée, corps à corps. Au moins, si l’armée payait pour l’avoir c’est qu’ils ne la tueraient pas de suite, pensait-elle. Et le bon côté des choses, s’il y en avait un, était que sa plaie avait cessé de saigner peu après leur départ.

Le paysage qui défilait sous leurs sabots n’avait plus rien à voir avec le monde autrefois fertile qui avait valu au royaume son nom. Tout n’était plus que sable ou terre stérile, parfois jonché de cadavres qui indiquaient qu’ici s’était livrée une bataille, mais la plupart du temps désespérément désert.

_Nous y voilà ! se réjouit le cadet en apercevant les murailles d’enceinte de la ville.
_J’ai faim, commenta Kira qui ne cessa de le rabâcher jusqu’à ce que l’un d’entre eux lui fourre une pomme de bonne taille dans la bouche pour la faire taire.

Les mains liées, elle n’arrivait pas à la manger et ne pouvait plus parler. Rageuse, elle la laissa tomber par terre à regret.

_J’ai faim…