Les Chroniques des Ravens, partie IV

Kira se fit de plus en plus discrète à l’approche de la ville. Si elle avait oublié la magnificence de celle-ci, elle avait toujours à l'esprit la sanction du tribunal. Mourir ici ne lui disait rien. D’ailleurs elle n’avait jamais voulu revenir... et pour la première fois depuis longtemps, elle avait véritablement peur. De cette angoisse qui vous tenaille les membres et vous étrangle de part en part au point de dérober chaque son qui voudrait s’en échapper.

_Eh, tu es bien silencieuse tout à coup !
_J’ai faim, menti-elle.
_On a pas toujours ce qu’on veut.

Condamnée à affronter ses pires craintes, c’est dans un gémissement discret qu’elle contempla la façade dorée du rempart, à quelques mètres à peine, s’illuminer du jour naissant. La lourde porte principale, chargée de pics sur ses côtés extérieurs, était à demi ouverte d’un battant seulement, prête à se refermer en cas d’attaque. Les gardes, tous à l’affût, scrutaient l’horizon depuis leur chemin de ronde et les militaires à la porte arrêtaient tous les arrivants pour les contrôler. Ce fût bientôt leur tour.

_Désolé monsieur, on a nos ordres. Il paraît que l’ennemi ressemble de plus en plus aux hommes. La seule distinction encore reste le langage. Que venez-vous faire ici ?
_Nous amenons une nouvelle recrue pour l’armée.
_Passez.

Recrue ? Elle serait bien restée un moment contemplative sur l’expression si la vision qui suivit ne l’avait plongée au comble de l’horreur : à l’intérieur, elle aperçut au sortir d’une tente la dernière personne qu’elle aurait souhaité revoir. Celle-ci la reconnut également et s’élança sans l’ombre d’une hésitation à sa rencontre, la main sur la garde de son épée.

_Pas ça ! gémit Kira les yeux fermés.

Tout ce qu’elle entendit fut le choc d’une lame contre du métal. Elle entrouvrit un œil, puis l’autre : Vil s’était interposé.

_Bien le bonjour Lucifer, première servante de notre déesse bien aimée, lança le vieux d’un ton faussement amical.

Pour seule réponse la prêtresse grogna, son regard incendiaire allant successivement de la nécromante à l’obstacle qui la protégeait.

_Hoy, Lulu chérie… risqua la captive.
_Toi… ! rugit Lucifer.
_Du calme prêtresse de mon cœur, tu n’ignores pas que la ville n’est plus sous contrôle de l’Ordre de Dwayna, mais sous dictature militaire. Et l’armée achète tous les criminels qu’on voudra bien leur vendre pour en faire des soldats. Elle est ma prisonnière, et j’entends en tirer un bon prix, coupa Vil.
_Son sort a déjà été décidé ! Kira Daemon est condamnée à mourir brûlée vive !
_Mince alors, elle ne mentait pas ! railla un autre homme.

Attirés par la dispute matinale qui s’élevait de la troupe, de nombreux badots étaient venus assister à la querelle et s’étaient réunis autour d’eux, plus avides encore de savoir lorsqu’ils avaient entendu le nom de Kira Daemon. Cette dernière d’ailleurs était démoralisée au plus haut point et se sentait humiliée comme jamais. Frappant régulièrement son front contre son partenaire imposé en signe de ras-le-bol, elle jurait à tout va.

_Ca suffit vous deux ! intervint un soldat. Le général veut vous voir. Tous les trois. précisa t-il.

Lucifer rengaina son épée, l’humeur toujours meurtrière, et partit la première tandis que les bandits détachaient Kira du cheval et que Vil la portait vers la plus grande tente du campement.

_Veux pas… râla Kira, impuissante, les mains toujours liées.
_On fait pas toujours ce qu’on veut, répéta t-il.

Le patriarche souleva un pan du voile qui en occultait l’entrée et entra dans l’obscurité mourante de l’abri de toile. L’unique pièce était plutôt vaste et de forme rectangulaire autant qu’en put juger la jeune femme. Le mobilier était sobre et la couche à même le sol, sur un tas de paille à peine couvert de quelques couvertures. Il n’y avait qu’un bureau au centre, derrière lequel était assis un homme dans la fleur de l’âge. Elle ne le connaissait pas, mais devina rapidement l’importance de sa position – outre son grade- lorsqu’elle remarqua l’épée fichée dans le sol à côté de lui. Plus loin, dans l’autre coin de la pièce était Lucifer. Une expression démente accrochée au visage.

_Hoy ! lança Kira en se forçant à sourire au général.

Vil la reposa debout en l’aidant à tenir sur ses jambes qui ne semblaient pas vouloir la soutenir. De l’autre côté du bureau, l’homme éclata de rires.

_Même dans ce genre de situations vous savez garder de l’aplomb, expliqua ce dernier.
_Question de style, plaisanta-elle.
_Charmant. Tout à fait charmant. Mais plus sérieusement, Vil, combien en demandez-vous ?
_Oh, pour un lot pareil, je préfère attendre les arènes pour faire monter les enchères que de la vendre au forfait. A la longue, le forfait est intéressant, mais pas pour cette énergumène là.
_Je m’en doute, mais peut-elle encore seulement combattre ? C’est une prise appréciable mais vous la ramenez en piteux état.
_Quelques jours il n’y paraîtra plus, monsieur.
_Le morceau de viande aurait peut-être son mot à dire ? interrompit-Kira.
_Non. A vrai dire, c’est même une chance pour vous d’arriver si tard. Un an plus tôt, je vous aurais laissée aux bons soins de vos amis de l’Ordre, très chère, fit le général.
_Monsieur, coupa Lucifer. Ca n’est pas une criminelle banale, elle est incontrôlable ! Elle a été jugée et doit être exécutée !
_Vous m’en voyez navré, Madame, mais vous connaissez notre politique.
_Alors vous allez gracier tous les plus grands meurtriers pour réapprovisionner vos rangs ? Même…elle ?
_Oui, et contrairement à ce que vous pensez, nous possédons deux moyens sûrs de la maîtriser.

Kira tiqua.

_Busiris, vos affaires ne me concernent plus. Faites-moi seulement un mot pour la faire entrer à l’arène. Mes hommes et moi-même resteront pour assister au prochain tournoi.
_Je prierai pour que Grenth l’emporte, cracha Lucifer, en proie a un délire macabre.
_Servante de Dwayna, vous dites ? siffla la nécromante.
_Aller, en route princesse, ordonna Vil en prenant la lettre griffonnée que lui tendait Busiris.

Tous deux sortirent de la tente à petits pas, se dirigeant droit vers le colisée.