Autre texte court sans suite.
ELRINE
C'est ici que les rêves s'envolent, tourbillons d'étoffes déchiquetées soumises au caprice des courants aériens, implacables, contre lesquels la volonté humaine ne peut rien. Qui croyais-tu berner, Elrine ? Pensais-tu réellement voir la liberté te tendre les bras ? T'envelopper et t'emporter loin des abîmes du doute ? Allons Elrine, tu vaux mieux que ces fadaises. Je t'ai faite mon enfant. Je t'ai forgé aussi sûr que ces montagnes, là-bas, touchent le ciel de leurs cîmes. La nature est omniprésente. Elle te pénètre avec la pointe chauffée à blanc des flèches de ton carquois. Aucun être vivant ne sert Mélandru sans sacrifier une partie de lui-même. La déesse t'a offert le don. Un présent inestimable. En échange, tu lui as offert ta vie et ta liberté. Ne t'avises pas de regretter ce choix.
Elrine banda la corde de son arc qu'elle amena à hauteur de son oeil droit. La flèche ne trahissait aucune vibration. Elle attendait patiemment que l'ordre lui soit donné. Puis, fermant les yeux, la jeune femme relâcha sa prise. Il y eut une note pure. Le projectile perfora net la gorge du tigre. La bête massive étouffa un feulement en un gargouillis sinistre. Elle se renversa sur le flanc, agitée de secousses nerveuses. Ce fut la fin.
Elrine arracha le masque noué autour de son cou. Sa longue chevelure brune flottait à l'air libre. Elle mit l'arc en bandoulière.
« Tu devrais nouer ces cheveux avant que tes doigts s'y emmêlent » fit une voix dans son dos.
Oma la Gardienne. Doyenne et protectrice du clan. Dieu et diable à la fois. La représentation parfaite de Mélandru. Elrine n'avait jamais supporté les contraintes de sa dévotion. Pour elle, l'amour envers la nature ne pouvait se traduire par quelques scarifications ou promesse de réclusion. Ce n'était là que la perversion galopante de traditions passéistes et imperméable au changement. Cette attitude avait valu nombres d'ennuis à Elrine. Elle en causait encore.
« Porter le carquois dans le dos plutôt qu'autour de la taille est la décision que tu as prise à huit ans. Tu as fait le voeu d'être gardienne. Le voeu de me succéder alors qu'il ne se passe pas un jour sans que tu cherches à me provoquer et défier l'autorité du clan »
Oma avait cette voix des personnes dont les mots suffisent à capter l'attention des foules les plus chaotiques. Il était impossible de ne pas écouter la doyenne. Elrine avait longtemps cru à un tour de passe-passe. Peut-être l'enseignement secret d'envoûteurs anciennement alliés au clan. Mais elle avait été forcée de constater que non. Nul magie dans ses mots si ce n'était la force d'une âme dévouée à Mélandru et riche de soixante-dix ans d'expérience.
« C'est un choix courageux. Il arrive que plusieurs générations se succèdent avant que l'une d'entre nous n'accepte ce rôle. Nous connaissons le risque. Il est dévolu au libre-arbitre. On ne peut forcer quelqu'un à être le Gardien de Mélandru. Alors pourquoi ? Pourquoi te conduire ainsi ? »
La voix était lourde de reproches. Dure. Glaciale. Anxieuse... Elrine détestait cette voix. La voix des privations. La voix des punitions. Celle du destin.
« Oma, je... » voulut protester la jeune femme.
« Viens, l'interrompit la doyenne. Que je noue au moins tes cheveux »
D'un seul coup, elle s'était faite douce, âgée et aimante. La voix d'une grand-mère attachée à sa petite-fille. De la longue crinière, Oma fit deux tresses qu'elle enroula sur chaque tempe. Elle pleurait. Malgré l'absence de sanglots, Elrine pouvait sentir les larmes dévaler les crevasses des joues ridées. Elle les sentait perler en elle.
« Elrine, chevrota la Gardienne. Si je t'ai désigné pour partir, ce n'est pas en raison des tes bravades ! Ne m'imagine pas si cruelle »
« Je sais, Oma. C'est mon choix. Et mon rejet des traditions me désigne comme la plus apte à affronter et supporter les dangers au-delà de nos terres »
Elrine se releva et ajusta son corset de peau. Son regard se perdit sur les contreforts et les creux, dans le vert des arbres.
« L'Empire est en danger. Je refuse que nous restions en retrait. Le mal qui guette Cantha n'épargnera personne alors il est de notre devoir de nous battre »
Elle se retourna et prit les mains d'Oma.
« J'irais, grand-mère »
« Ainsi soit-il, murmura celle-ci. Puisse Mélandru te soutenir ».